LE  PIANO  IVRE

 

C’est comme un long frisson au bout de la journée

Qui monte lentement tout le long de mon dos,

De dièses en bémols, en croches détournées,

Musique tu es là et tu vas crescendo,

Ta langue dans ma bouche, sept fois retournée.

Ah je te reconnais avec tes yeux cernés,

Aube grise enfouie sous des tas de serments,

Tu viens lécher de gris mon azur sitôt né,

Tu me prendras, je sais, tout aussi sûrement

Que je te dois ces grilles où je vis, interné.

Il n’y aura de ciel qu’au dessus du plafond,

Des miroirs pour piéger, en pâtés, l’alouette

Et tu me donneras en bruitage de fond,

L’illusion de la mer dans le cri des mouettes,

Qui viendront percuter les murs de ma prison.

Tu vis de mes espoirs, quand le voile se lève,

De ces printemps perdus aux sentiers des automnes

Et je garde deux notes, une longue une brève,

En te donnant le reste comme une triste aumône :

L’écho de ma musique véhiculant mes rêves.

Mon piano peut jouer sans que je me l’explique,

Indépendant et libre parfois quand je m’oublie

Mais elle sort de moi, malgré moi, la musique,

Celle que je ne sais et dont je suis rempli

Elle s’écoule et moi, je demeure amnésique,

Demandant à mes doigts : « comment, comment vit-elle ?»

Alors que l’univers vire à l’inconsistance

Il n’y a plus de temps, que mesure irréelle

Il n’y a que bonheur mélangeant la souffrance

Montant de mon piano en larmes intemporelles…

…Et pleure mon piano, cette désespérance,

Ce cri de révolte, tellement espéré,

Ce hurlement profond, d’un mal exaspéré

Qui traverse ma nuit d’un éclat déchiré

Et qui ne s’éteindra que quand je partirai…



Roger Vidal mai 2005